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Quelques considérations sur la politique (locale) et l’argent

Mon dernier billet a suscité par mal de réactions, en public ou en privé, dont un certain nombre témoignent de croyances extravagantes quant aux sommes indécentes que toucheraient les élus locaux ou à la réalité de l’exercice de cette fonction. Il ne me semble pas inutile, dès lors, de faire le point sur quelques éléments.

a) Ce que gagnent les élus. À Liège, la rémunération de base (brute) d’un conseiller communal est de 200 EUR pour un Conseil et de 100 EUR pour une Commission |1|. Ce qui signifie que la rémunération mensuelle (brute) d’un conseiller assidu (i.e. qui assiste à toutes les séances, ce qui est loin d’être évident quand on a une vie professionnelle et familiale par ailleurs) se situe, grosso modo, dans une fourchette de 500 à 1000 EUR par mois |2|. À cela s’ajoute la rémunération de certains mandats dits « dérivés ».

b) Inégalité. Les rémunérations sont cependant extrêmement inégalitaires. Certains (rares) élus — ceux qui accèdent à plusieurs mandats dérivés exécutifs, notamment — vivent confortablement grâce à l’activité politique (et effectivement cela amène certaines personnes à envisager la politique comme une manière de gagner de l’argent « facile », souvent en vain, me semble-t-il). Même si l’exercice d’un mandat exécutif peut être réellement lourd à porter (et doit donc être pris en compte), c’est là que se trouve à mes yeux le principal problème dans le régime actuel. VEGA l’a dit et redit : nous sommes favorables à un régime dans lequel seul le mandat primaire est rémunéré — mais où il l’est correctement (en ce compris donc des cotisations sociales ouvrant des droits sociaux), par exemple à hauteur d’un mi-temps pour un conseiller communal d’une grande ville. Il en va notamment de l’indépendance des élus, qui doivent pouvoir s’exprimer librement sans que leur parti puisse leur couper du jour au lendemain les deux tiers de leur revenu |3|.

c) Globalité. Le travail d’un élu ne consiste pas uniquement à assister à des réunions. Même si l’affaire Publifin a curieusement imposé l’idée que l’on pourrait calculer la rémunération précise d’un élu « à la minute », en fonction du temps passé en réunion, cette idée ne résiste pas à un examen pratique. En fait, la plupart des tâches d’un élu ne sont pas rémunérées. Ces tâches sont très diversifiées, elles incluent, pour les élus qui s’impliquent dans leur rôle (et ils sont nombreux), la préparation des dossiers, non seulement de façon réactive mais aussi proactive voire prospective, la gestion d’un abondant courrier, la rencontre avec des acteurs sociaux, la participation à des moments protocolaires (qui sont importants aussi en ce qu’ils témoignent de l’intérêt d’une collectivité pour différentes questions), l’exercice de nombreux mandats dérivés bénévoles |4|, la participation à de très nombreuses réunions informelles, pour la préparation des travaux du Conseil, dans les organes de participation et de concertation, dans les quartiers, etc. En conséquence, il me semble que la rémunération d’un élu doit être appréciée globalement.

d) Cumul ? Le fait que certains mandats dérivés (notamment dans les intercommunales) doivent être exercés par des élus est une chose qui est imposée par la loi. Certes, cela amène beaucoup d’élus à un rythme de travail très voire trop intense. Mais cela constitue aussi une véritable garantie démocratique : les personnes qui pilotent les instruments publics les plus importants (hôpitaux, gestion des déchets, eau potable, etc) ont des comptes à rendre devant le suffrage universel. Personnellement, la logique technocratique me fait fort peur, qui voudrait qu’on confie les décisions d’orientation d’importants outils publics exclusivement à des techniciens.

e) Bénévolat ? Beaucoup d’intervenants considèrent, explicitement ou implicitement, que la politique doit être exercée à titre bénévole. Je suis en désaccord avec cette idée. Le bénévolat est libre : un bénévole peut à tout instant arrêter ou suspendre son activité. Ce n’est pas le cas d’un mandataire politique. Même quand on est crevé, quand le petit dernier est malade, quand on n’a plus ouvert un bouquin depuis un mois,… on y va quand même. De surcroît, le temps requis pour l’exercice d’une fonction politique excède considérablement celui qui est d’ordinaire consacré au bénévolat. Je pense que la majorité des élus liégeois consacrent plus de vingt heures par semaine à l’activité politique, dont une grande partie en soirée et le w-e (c’est en tout cas mon cas). La politique mange la vie, dans la longue durée.

f) Transparence. Face aux fantasmes relatifs à la rémunération du corps politiques, et même si je me méfie souvent des injonctions à la transparence, je suis d’avis de rendre accessibles aisément (par exemple via un site web centralisé ou niveau communal ou régional) l’ensemble des rémunérations publiques. Je pense que cela permettra à certaines personnes énervées de relativiser un peu les choses |5|. En fait, je me demande même s’il ne serait pas souhaitable de rendre disponible, comme c’est le cas en Norvège, me semble-t-il, les rémunérations de l’ensemble de la population. Cela favoriserait, j’en suis convaincu, une réduction de la tension salariale globale.

En ce qui me concerne…

Conformément à la recommandation émise dans ce dernier point, voici ce qu’il en est me concernant : la seule rémunération que je touche pour mon activité politique se trouve dans les jetons de présence : un peu moins de 550 EUR bruts par mois, en moyenne |6|. Nous bénéficions en outre d’une enveloppe d’une cinquantaine d’euros par mois pour les frais de communication (sur présentation de justificatifs). Les conseillers disposent aussi de la possibilité de déclarer des frais de stationnement pour les soirs de Conseil communal, mais j’ai choisi de ne pas l’utiliser (par contre, le remboursement, que j’avais suggéré des déplacements en transport en commun, n’a pas été retenu jusqu’à présent).

Dans le même temps, pour pouvoir exercer le mandat de conseiller (et aussi pour permettra la création d’un poste de travail supplémentaire au sein de l’association où je travaille), j’ai renoncé à un temps de travail complet, ce dont j’avais la possibilité et le droit, ce qui réduit non seulement de façon substantielle mon revenu mensuel mais me privera également, si les choses continuent comme cela, du droit à une pension correcte (au vu du saccage qui est en cours du droit à la pension des travailleurs à temps partiel).

Il est vrai que ma situation est un peu particulière, puisque je suis le seul élu de ma formation au Conseil de Liège (ce qui implique l’obligation de « couvrir », tant que faire se peut, l’ensemble des matières, là où les autres groupes peuvent se répartir le travail), mais aussi et surtout le seul qui ne dispose pas d’une structure partisane derrière lui : contrairement à tous les autres élus liégeois, je n’ai ni centre d’études, ni locaux, ni permanent rémunéré, ni représentation parlementaire… pour soutenir mon travail. Cela se ressent évidemment au quotidien.

Enfin, une série de frais doivent encore être assumés. Je ferais probablement le choix de ne pas avoir de voiture si je n’étais pas élu (mais le rythme, l’obligation de courir sans cesse d’un truc à l’autre, les réunions qui se prolongent tard dans la soirée,…). Ou encore, rien n’est prévu pour les frais de babysitting des élus qui ont des enfants (autrement dit, faire de la politique est un choix qui a d’importantes conséquences sur le conjoint ou la conjointe), ce qui me semble un grave problème. J’ajoute encore qu’au début du mandat, je reversais 50% de mes jetons de présence à VEGA, mais, au vu de la situation, l’Assemblée de la Coopérative politique m’a autorisé à réduire cette participation (je reverse aujourd’hui environ 10%).

Certains me disent que cette situation me fait honneur, que je ne participe pas « au banquet des puissants » et que sais-je encore. Je ne suis pas d’accord avec eux. Cette situation démontre qu’il est extrêmement difficile de s’engager en politique, que cela coûte énormément à la plupart de celles et ceux qui prennent cet engagement indispensable à faire vivre les institutions démocratiques.

Seul l’électeur peut (et doit) évaluer le travail des élus

En conclusion, j’aimerais souligner qu’évaluer le travail d’un élu est une chose particulièrement difficile. Parce que, comme je viens de l’expliquer, ce travail a de multiples facettes. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que signer une feuille de présence dans une réunion (ce qui semble être devenu le critère éthique ultime) ne suffit bien évidemment pas à qualifier un travail de qualité : il y a de nombreux élus qui assistent aux réunions sans jamais ouvrir la bouche. Il ne sont là que pour faire nombre, pour assurer le quorum, pour assurer une majorité.

Il n’est cependant pas complètement impossible que ces élus silencieux jouent d’autres rôles utiles, dans la présence sur le terrain, dans la préparation des dossiers (sachant qu’un élu de la majorité sera, par définition, actif plutôt en interne de sa majorité que lors des séances où l’opposition est également présente), dans le travail d’éducation populaire, etc. Enfin, souvent, en politique, il faut choisir entre gagner sur un dossier ou communiquer sur celui-ci : on obtient souvent des victoires quand on renonce à se mettre en avant, quand on n’exige pas de ses interlocuteurs la double victoire du gain et de sa médiatisation — ce qui a l’inconvénient de rendre le jeu parfois très illisible, même pour celles et ceux qui y évoluent. Pour ces raisons, bien qu’observateur embedded de la politique locale, je me garderais bien d’émettre un jugement trop tranché sur le travail de bon nombre des autres élus liégeois.

En fait, les seuls qui soient légitimes à réaliser cette évaluation sont les électeurs. Mais cela demande qu’ils s’intéressent un minimum à la vie politique, lisent parfois la presse, fassent l’effort de consulter les comptes-rendus que produisent (ou ne produisent pas) les élus. Ces comptes-rendus (ou leur absence) en disent à mon avis beaucoup plus sur la qualité de leur travail que des statistiques de présence à des réunions.

À n’en pas douter, la composition du corps politique, la qualité de son action reflètent le soin plus ou moins grand apporté à leur évaluation par les électeurs : une population qui serait (imaginons, par extraordinaire) majoritairement insatisfaite de ses représentants aurait, je le pense et je le dis, à s’interroger sur sa façon de les désigner.

PS : Encore une chose : la corruption est, je pense, une réalité sociale endémique. On n’en a jamais fini avec elle, alors qu’elle mine au plus profond le fonctionnement d’une collectivité. Elle est un fléau à éradiquer, ses responsables ne méritent aucune pitié. Assimiler, comme certains le font, des rémunérations jugées trop élevées touchées légalement par certains politiques à de la corruption est à mon avis une chose dangereuse, parce qu’elle dissimule la corruption, détourne d’elle les regards, permet aux véritables corrompus de se fondre dans une masse.

|1| Dans beaucoup de communes plus petites, c’est moins voire beaucoup moins.

|2| Ces montants (bruts) sont acquis que l’on soit resté 10 minutes ou quatre heures, que l’on ait passé une journée à préparer les dossiers ou que l’on soit venu les mains dans les poches. Le nombre de Commissions dont un conseiller est membre dépend principalement de la taille de son parti (par l’effet de la clé D’Hondt) : à Liège, les conseillers socialistes sont en général membres de 6 ou 7 commissions, là où je suis pour ma part membre de trois commissions.

|3| Ce qui est le cas aujourd’hui et ce régime qui fait dépendre le niveau de vie de bon nombre d’élus du bon vouloir des directions des partis explique en bonne partie la fadeur du débat politique.

|4| En fait, la grande majorité des mandats dans des asbl et autres structures satellites de l’action communale sont exercés à titre bénévole.

|5| Soit dit en passant, je ne pense pas, comme certains en ont émis le souhait, que les rémunérations doivent être présentées autrement que comme des montants bruts : le calcul de la rémunération nette dépend en effet de différents facteurs qui touchent à la vie privée non seulement de l’élu lui-même mais aussi de son ou sa conjoint.e ; il importe aussi de respecter cela.

|6| Je suis présent à quasiment toutes les séances, mais je fais partie d’un « petit » parti.