Si j’avais le choix, je ferais autre chose, il n’y a aucun doute. Je prendrais soin d’un jardin, je lirais ces livres qui m’attendent, j’écrirais des histoires, j’apprendrais à peindre, je ressortirais l’appareil photo, je nourrirais des amitiés plus profondes que celles auxquelles j’accède aujourd’hui, puis surtout je ne perdrais pas une miette des jeunes années de mes enfants.
À la place de tout cela, je fais de la politique. Chaque soir, littéralement chaque soir, les réunions dévorent les heures précieuses. J’ai de surcroît accepté, semble-t-il, le rôle peu glorieux du « polémiste » — comme aiment à dire mes contempteurs qui trouvent que j’écris trop, trop dru, et que c’est suspect — comme on se salit les mains, comme on monte en première ligne. Je brûle ma vie pour ne pas renoncer à l’idée du commun, pour ne pas céder aux vents mauvais de cette époque désespérante, pour ne pas avoir trop honte du désastre que l’humanité laisse derrière elle. C’est hélas une absolue nécessité, dont j’aimerais me libérer sans y parvenir.
Manifester, dans tout cela, c’est un des pires moments. Ça prend facilement la journée. C’est bruyant. On se fait bousculer. On est coincé dans la foule (d’abord sur le quai de la gare, puis dans le train, puis dans la manif). Puis il y a les pénibles qui jettent des pétards n’importe où, jusque dans vos pieds (quand comprendront-ils, ceux là, que cela empêche tant de gens de manifester, à commencer par les enfants ?). Vraiment, manifester, je déteste ça.
D’ailleurs, il y a tellement de raisons de ne PAS manifester, même quand on est totalement d’accord. Il y a la contrainte économique qui empêche tant de travailleurs de quitter leur poste, il y a les enfants à garder parce que l’école est en grève, il y a qu’on n’est pas assez en forme pour aller faire le pied de grue des heures durant sur le pavé bruxellois. Et mille autres. Ce slogan des « 5 millions de travailleurs » qui n’étaient pas à la manifestation et qu’il faudrait écouter est ridicule en plus d’être abject. C’est tellement évident que je ne détaille pas.
Il y a aussi tous ceux qui n’y croient plus, qui ne comprennent pas le sens de défiler-Nord-Midi quand la violence sociale appellerait une réponse bien plus consistante. On peut les comprendre, on peut espérer que les directions syndicales haussent sérieusement le ton (mais ne peut-on pas aussi organiser des choses sans mettre sur les épaules de ces dernières toute la responsabilité de décider de ce qui se fait ?), tout en sachant qu’entrer dans un conflit dur ne se décide pas à la légère et comporte bien des risques, tout en ne perdant pas de vue que l’unité d’action du monde du travail impose de nombreux compromis, tout en se disant que si tous les travailleurs révoltés par ce qui se passe se syndiquaient, ça aiderait pas mal (au fait, vous êtes syndiqués, vous ?).
Alors, oui, certes, quand on y est, finalement, à la manifestation, c’est vrai, quelque chose se passe, souvent. On retrouve des copains. On se sent moins seul qu’à l’ordinaire, on perçoit quelque chose comme une force populaire, comme l’esquisse, dans les meilleurs moments, d’une nouvelle ondulation de ces grands mouvements qui ont changé le cours de l’histoire. On se prend à rêver que l’indispensable bifurcation de tout finisse par avoir lieu, parce qu’on l’aurait enfin décidé et qu’on se serait levé pour l’organiser (« Retraites, climat, même combat ! Pas de retraités sur une planète brûlée »). Puis surtout il y a les gens : j’adore les observer défiler, imaginer leurs histoires plus ou moins cabossées, percevoir dans leur attitude la détermination, la générosité sans lesquelles ils ne seraient évidemment pas là. Il y a une grande densité d’humains remarquables dans les manifestations et c’est doux de le savoir. Des regards s’échangent, plus forts, plus beaux qu’à l’ordinaire (les deux portraits de porteurs de pancartes qui illustrent cet article en font partie).
Mais je m’égare. Revenons au sujet : si manifester coûte, donc, ce coût reste aujourd’hui globalement acceptable. Mais pour la droite post-libérale qui nous gouverne, la liberté de manifestation est fondamentalement désagréable, irritante, elle relève du désordre, de la « chienlit » (comme disait la droite française en 1968), elle doit donc être dissuadée à défaut de pouvoir être formellement interdite. Les violences policières qui se sont multipliées, principalement sous les gouvernements emmenés par le MR et la NVA, sont la traduction la plus flagrante de cette intention : il s’agit de faire peur, d’amener toutes les personnes qui ne sont pas prêtes à s’exposer au danger à renoncer à se faire entendre.
Cette mise en cause concrète de notre liberté de manifester ne fait cependant, je le crains, que débuter. On a vu ce qui s’est passé en France où la violence systémique contre les manifestants — lors des émeutes dans les banlieues dès 2005, lors de la révolte des « Gilets jaunes » en 2018-2019, contre le mouvement qui contestait la réforme des retraites et à tant d’autres occasions — a atteint des proportions qui ne permettent plus de classer ce pays comme une démocratie pleine et entière. Des techniques spécifiques ont été développées pour cela, de Sarkozy à Macron : « nassage », « lanceurs de balles de défense » (LBD) qui ont éborgné tant et tant, arrestations administratives abusives, etc (lisez David Dufresne si ce n’est pas encore fait).
Ce qui s’est passé hier en est une bonne illustration de ce glissement — en trois temps.
1. Selon les témoignages qui remontent, des actes d’agression gratuite (coups, débauche de lacrymos) de la police contre des manifestants pacifiques (y compris des enfants) ont eu lieu, sans lien direct — ni d’ailleurs proportion — avec les quelques dégradations observées par ailleurs.
2. Des médias paresseux ou complices ont relayé la propagande gouvernementale, sans enquêter, tournant en boucle pendant des heures (à la façon des chaînes d’information en continu françaises) sur le thème des « casseurs », occultant de ce fait complètement l’information cardinale : a eu lieu hier la plus grande manifestation depuis le début du siècle.
3. La sortie du ministre (et sympathisant des collaborateurs nazis, souvenons-nous en) Theo Francken en faveur de l’usage à l’avenir de « balles en caoutchouc » contre les manifestants (en clair, ça veut dire qu’il souhaite abîmer gravement nos corps sans nous tuer) vient mettre la cerise sur le gâteau de cette séquence façon « théorie du choc » en monétisant politiquement la séquence par un nouveau déplacement de ce qui est imaginable.
Retenons deux choses : a) le gouvernement des droites est inquiet de la possible montée en puissance du mouvement social ; b) il se pourrait bien, si nous ne parvenons pas à faire tomber assez vite cette coalition de régression sociale, qu’il nous faille prochainement accepter de mettre sérieusement en danger notre intégrité physique pour faire entendre nos opinions.
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