Accueil > Interventions > Articles de revues > Cautériser la plaie sidérurgique

Article

Cautériser la plaie sidérurgique

C’est en octobre 2011 que le couperet est tombé : la multinationale Arcelor Mittal fermait la « phase à chaud » de la sidérurgie liégeoise. Tout juste dix ans plus tard, si les travailleurs ont déserté le grand mikado qui taillade encore le paysage, l’humiliation flotte toujours dans l’air. Le peuple ouvrier de la vallée avait dompté la fonte qui dansait dans les halles de coulée ; il lui faut aujourd’hui décharger les avions de l’e-commerce chinois. Sic transit.

Il faut pourtant tourner la page. La fermeture de la cokerie d’Ougrée, en juin 2014, a scellé les derniers espoirs des syndicats en même temps qu’elle a rendu respirable l’air de la vallée. Le dynamitage du haut-fourneau 6 (HF6), qui était perché tel un corbeau sur le cœur de Seraing et s’est couché de tout son long, comme épuisé, a matérialisé, en décembre 2016, sous les yeux de milliers de témoins, l’inéluctable changement d’époque. La levée, en 2018, du « cocon » qui maintenait possible une très théorique réouverture du haut-fourneau B (HFB) d’Ougrée a suivi, puis les permis de démolition pour mettre tout à terre.

Dans ce théâtre d’acier refroidi, devenu paradis des urbexeurs, vient se jouer la pièce d’un Masterplan « Vallée ardente » porté par la volonté de la Région et des principaux acteurs politiques locaux de rendre à l’activité industrielle, de front, les presque 300 hectares des quatre principaux sites de la phase à chaud : l’ancien HF6, la cokerie, le HFB et puis, de l’autre côté de la ville, en aval, l’immense site de Chertal, entre Meuse et canal Albert, où la fonte, convoyée sur 20 km dans des wagons thermos, devenait acier ; Chertal où le rendez-vous historique d’une sidérurgie intégrée, quasi maritime, alter ego de la flamande Sidmar, a été manqué. Par manque d’anticipation, de stratégie, de leadership, de consensus social, comme l’avait, sans pitié aucune, pointé Marcel Genet dans son « Rapport Laplace », en 2012 (concluant sur la nécessité de créer des « commissions de réconciliation » pour dépasser l’échec). Ça situe l’enjeu. C’est l’agence française Ter, associée au bureau liégeois Baumans-Deffet, ainsi qu’à Idea Consult (économie), Inddigo (mobilité) et Hekladonia (environnement), qui s’est vu confier la mission par le ministre de l’Économie wallon, Willy Borsus, et la Société de gestion et de participation (Sogepa) – tandis que, dans une démarche exactement parallèle, le Studio Paola Viganò (avec Sweco) était chargé de travailler sur le site de Carsid, à Charleroi.

Il n’aura fallu à ces bureaux que neuf (trop ?) courts mois d’un travail manifestement intense avec l’autorité régionale pour livrer au public une vision négociée de l’avenir de la vallée. Si elle reflète les tensions qui entourent inévitablement un tel dossier, elle recherche aussi la voie d’un compromis raisonnable, encore un peu flottant, entre les multiples attentes qui entouraient les lieux. Avec succès : aucun cri d’orfraie ne s’est fait entendre après la présentation du plan. C’est déjà beaucoup.

Cet esprit de compromis est notable sur le plan du patrimoine. Après avoir (malicieusement ?) annoncé au printemps la mise à nu de tous les sites – suscitant le vote par le conseil communal de Seraing d’une motion réclamant la sauvegarde du dernier haut-fourneau –, la Région, sollicitée par les syndicats, interpellée par le milieu associatif, poussée par les bureaux d’étude, a finalement ouvert la porte au maintien d’une dizaine d’éléments emblématiques sur les quatre sites, dont la flèche, le plancher de coulée et les cowpers du HFB. Même si quelques députés de la majorité wallonne s’en sont immédiatement réjouis, le fait est que c’est peu, très peu pour permettre aux prochaines générations de comprendre le processus sidérurgique dans son ensemble – d’autant que la Région ne donne pas la moindre garantie quant au financement des indispensables travaux de rénovation. Le contraste est frappant avec le Landschaftspark Duisburg-Nord (Peter Latz) ou avec les grands témoins miniers wallons ou limbourgeois. Mais c’est mieux que rien.

Au-delà de l’arbitrage de ce premier point de tension, ce nouveau document programmatique vient en quelque sorte remplir les vides du Masterplan de la vallée sérésienne (Reichen & Robert et al.) que la Ville de Seraing avait commandé en 2004 afin, déjà, d’anticiper la fin de l’industrie lourde et qui avait évidemment laissé la cokerie et le HFB, encore fonctionnels à l’époque, en l’état. Il avait en revanche esquissé la reconversion du site du HF6, en disposant logement et petite activité économique autour d’un boulevard urbain. Sur ce site, caractérisé comme « fort vallonné », cette programmation est respectée par les auteurs, qui y apportent surtout une lecture topographique plus fine, en redessinant le boulevard pour respecter le vallonnement existant (qui était remblayé dans les plans précédents) et en mettant en valeur la corniche.

Ce nouveau Masterplan complète aussi celui de 2005 en y intégrant, subtilement, le concept d’une chaîne de parcs que défend Arlette Baumans : une immense continuité verte qui s’ébauche à l’échelle de l’agglomération entière, reliant le Val Saint-Lambert aux étangs de la Julienne. Elle donne une cohérence possible au choix de traiter en une seule étude les sites sérésiens et Chertal. Cette visée pourrait d’ailleurs trouver à se compléter, sur le territoire de la centrale ville de Liège, à la faveur du schéma de développement communal (SDC) que celle-ci mène actuellement et dans lequel le bureau Baumans-Deffet est également impliqué. Cette chaîne de parcs se traduit, à Seraing, par l’intention de créer de grands espaces verts en surplomb de la Meuse sur les deux sites ougréens, qui se prolongent vers l’amont le long du rail. Reste à voir si la Ville de Seraing va reprendre cette intention à son compte en assumant les jonctions manquantes, ce qui demanderait notamment l’abandon des projets d’urbanisation du parc de Trasenster ou des terres vierges du Val Saint-Lambert.

Cette chaîne de parcs est le fer de lance d’un apport de complexité dans un projet qui aurait pu se limiter à dessiner un nouveau parcellaire industriel, répondant avec une exigence, sans doute, de qualité et de densité, mais certainement pas de mixité, aux besoins des entreprises de la région en mal de zoning. Sur le site de la cokerie (« la plateforme alluviale »), elle provoque la confrontation des fonctions, serpente entre un quai industriel et l’hypothèse – bien incertaine – d’implanter une institution culturelle majeure dans les anciens fours à coke. Quelle nuisance cette programmation qui parle hydrogène, filière bois, économie circulaire… va-t-elle générer ? Ce sera certainement l’une des clés de la réussite de ce mélange audacieux.

Sur le site du HFB (« château archipel »), elle interroge la nature de l’industrie du siècle à venir, en déviant un peu de la volonté lotissante initiale. L’industrie culturelle estelle une industrie ? La puissance du lieu n’est-elle pas plus productive que quelques hectares de plus alloués au secteur privé ? Dans la brique de 500 pages, discrètement, le festival des Ardentes donne son nom à l’un des parcs, dans une intention en filigrane d’affirmer Ougrée comme ce grand lieu événementiel qui manque à Liège depuis que Coronmeuse a été vendu à la promotion immobilière. Les auteurs en profitent même pour enfin donner un peu de corps à l’idée que l’université pourrait descendre de sa colline, trouver à atterrir au bord du fleuve, construire une faculté autour du haut-fourneau, près des quartiers populaires. Un téléphérique reliant Ougrée au campus apparaît subrepticement, puis ne revient plus par la suite.

[…]