La Belgique a décidément bien du mal à débattre sereinement de la manière d’organiser la transition vers un modèle plus soutenable d’organisation du territoire et de la mobilité. La polémique qui dure depuis trois jours sur la « taxe au kilomètre » n’est malheureusement qu’un nouvel avatar de cette impasse dans laquelle nous nous enfonçons depuis quelques longues décennies, déjà.
Résumons les faits. On sait qu’une expérience pilote va commencer d’ici quelques jours pour étudier des scénarios de transfert de la fiscalité automobile d’une logique forfaitaire (taxe de mise en circulation) vers un payement au kilomètre. Vendredi matin, deux journaux flamands ont révélé l’existence d’un accord entre les ministres régionaux de la mobilité sur un tarif kilométrique à appliquer dans le cadre d’une : 9 centimes en zone urbaine, 5 centimes sur autoroute et 6,5 sur les autres routes. Les automobilistes ont donc fait leurs calculs, pour se rendre compte que la facture allait augmenter pour beaucoup d’entre eux. Si l’on ajoute qu’un nouveau système de flicage est supposé être mis en place dans chaque véhicule pour gérer le dispositif, on comprend qu’il n’en a pas fallu plus pour mettre le feu aux poudres. Et pendant que RTL égrène, avec les heures qui passent, les signatures qui tombent par dizaines de milliers au bas d’une pétition contre le machin, les stratèges (?) d’Ecolo doivent être en train de se demander si ceci ne va pas ressembler à un remake de la saga des écotaxes et comment ils s’y sont pris pour se mettre dans un pareil pétrin.
Ceci appelle trois remarques, me semble-t-il.
1. La situation actuelle est intenable. C’est un fait incontestable. Le cocktail délétère qui mélange étalement urbain, autosolisme, sous-investissement dans le rail et chômage de masse, pour en rester à ses principaux ingrédients, nous mène tout droit dans le mur. Le territoire est organisé de façon de plus en plus aberrante, véritablement mité par l’agrégation des myopies de tous ceux qui rêvent de vivre « à la campagne ». Dans ce paysage anomique, la bagnole devient l’outil de survie de toute une partie de la population. Et vu la pression générale qu’ils subissent (merci l’ONEm), les travailleurs sont conduits à accepter des boulots de plus en plus loin de chez eux — à s’imposer parfois des trajets quotidiens invraisemblables —, ce qui aggrave considérablement la situation. Si l’on ajoute à cela l’incurie des gestionnaires du transport public (pour quand, encore, le RER ?), on aura un tableau plus ou moins complet de la situation. Conséquences : le transport est le seul secteur dont les émissions de gaz à effet de serre restent incontrôlables ; la fiscalité automobile — pourtant non négligeable — est loin de couvrir tous les frais que la bagnole engendre pour la collectivité (le mythe de l’automobiliste « vache à lait fiscale » n’est définitivement qu’un mythe) ; les villes sont chaque jour un peu plus invivables en raison de la pression automobile qui étouffe leurs habitants ; du coup, l’exode urbain se poursuit, en sourdine, même si pas mal de monde s’échine à prétendre le contraire. Néanmoins, certains de nos concitoyens tiennent manifestement beaucoup à se mettre la tête dans le sable.
2. Ceci établi, on comprend mal en quoi une fiscalité automobile au kilomètre pose problème sur le principe (je ne parle pas, à ce stade, des modalités concrètes). C’est sans doute un mécanisme plus juste que la taxation forfaitaire (pour autant, détail important, qu’une modulation significative en fonction de la cylindrée du véhicule soit conservée, ce qui ne semble pas à l’ordre du jour), qui se rapprocherait d’une redevance pour l’usage d’infrastructures qui coûtent extrêmement cher ; c’est réellement incitatif à modifier certains comportements (le covoiturage ou le choix d’utiliser le transport en commun sont immédiatement récompensés). Quant aux périurbains, qui ont choisi d’aller habiter à 30 ou 50 km de la ville, où ils continuent néanmoins à se rendent tous les jours en bagnole, il est grand temps — sorry, mais il faut arrêter de tourner autour du pot — qu’ils assument les conséquences considérables de leur mode de vie sur la société, l’environnement et leurs concitoyens. Y’a pas de raison que les urbains bouffent continuellement des particules fines, ne puissent plus profiter de leur environnement parce que l’espace public est principalement occupé par la circulation et le stationnement... et en plus financent des infrastructures qui sont principalement destinées à pérenniser le mode de vie périurbain (même le tram de Liège a été conçu plus pour les périurbains que pour les urbains !). Soit dit en passant — juste comme ça, au passage —, avez-vous noté que trois des principaux partis politiques de la région semblent considérer qu’en dépit de l’état des finances régionales, il n’y a pas grand-chose de plus urgent que de remettre le projet d’autoroute CHB à l’agenda |1| ?
3. Le problème, le gros problème — ce qui explique en partie les réactions furibardes des derniers jours et qui fait qu’on ne peut pas leur donner complètement tort —, c’est qu’on ne peut pas aborder un sujet comme celui-ci sous le seul angle de la responsabilité individuelle. La périurbanisation est aussi la conséquence de politiques publiques passées et présentes. La situation déplorable du logement dans les villes — et en particulier à Bruxelles — explique beaucoup de choses. L’organisation d’un changement de cap — qui est vraiment urgent et nous obligera à changer certaines choses dans notre quotidien — ne peut être que global et collectif. C’est un nouvel équilibre à trouver, à l’échelle de la société. Ça passera non seulement par une relocalisation de l’activité (décentraliser les lieux de travail, permettre à chacun de travailler plus près de chez soi), un investissement massif dans les transports publics (qu’il faudra financer), des mesures drastiques contre l’étalement urbain donc une vraie priorité donnée à la qualité de vie en milieu urbain. Ça passera aussi, plus globalement, par une réduction du rythme de la vie, le partage du travail, une réduction de la pression insensée que subissent pas mal de salariés aujourd’hui, etc.
Conclusion : les réalistes ne sont pas ceux qu’on dit, ceux qui défendent le statu quo, ceux qui signent des pétitions pour que rien ne change alors qu’on va droit dans le mur et qu’on le sait. Les réalistes, ce ne sont pas non plus les donneurs de leçon hors sol qui préconisent des solutions à appliquer de manière autoritaire sur une population qui est épuisée par l’austérité.
Les réalistes, ce sont ceux qui cherchent à repenser un équilibre d’ensemble, dans lequel chacun à sa place. Ils sont un peu trop peu nombreux, dans ce débat, je trouve.
|1| Oui, on est reparti pour un tour, et vous pouvez être sûr qu’on ne va pas lâcher le morceau : la mobilisation contre l’autoroute va reprendre.
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