Version longue d’un article paru dans C4
Alors que le gouvernement est en train de renforcer sérieusement la répression des « petites incivilités », le mouvement du tag reste manifestement très vivace à Liège. Entre contre-culture autarcique et tentatives de créer du lien politique, les trois personnes que nous avons rencontrées déploient une grande variété de pratiques, que nous nous efforçons ici d’appréhender en faisant autant que possible abstraction des préjugés normatifs.
La première personne que nous rencontrons se fait appeler Hemo. Âgé d’une vingtaine d’années, il est relativement jeune dans le milieu du tag, dont il explique d’ailleurs ne pas faire réellement partie. Le tag, c’est en effet la signature, apposée le plus souvent à la bombe ou au gros marqueur en tous lieux de l’espace public. Hemo quant à lui exerce essentiellement ses talents graphiques en utilisant la technique du pochoir, qui lui permet de créer rapidement des formes élaborées. Issu initialement de l’activisme antipub, il cherche surtout par son action à dénoncer « la culture marchande et sa pseudo-créativité, une façon de nous comporter », même si des préoccupations esthétiques sont également présentes dans son discours. « À mon avis, le contenu du tag n’est pas nécessairement politique, la forme, par contre, l’est toujours : écrire sur un mur, c’est transformer notre espace de vie, ça modifie notre rapport à notre environnement. » L’illégalité qui lui est consubstantielle fait selon lui du tag une des rares formes d’expression qui soit radicalement irrécupérable par l’iconographie dominante. Et puis, poursuit-il, « ce qui est intéressant dans le tag, le graff ou le pochoir, c’est que ça touche tout le monde. Le théâtre ou les musées de peinture, ça concerne 3 % de la population. Ici, les gens qui créent font la démarche de mettre leur production dans la rue ».
Il limite cependant assez strictement les lieux où il se permet d’intervenir, se cantonnant la plupart du temps aux murs aveugles ou aux poubelles. « Je n’ai jamais peint le mur d’une belle maison ; mais je ne condamne pas ceux qui le font. J’ai juste peur des poursuites judiciaires. Là, je trouve que je peux défendre ma démarche avec cohérence. En m’attaquant directement à la propriété privée, ce serait plus difficile ». Pourtant, il souhaite la mettre en question, cette propriété privée « qui a pris trop de place ». « La propriété privée est aujourd’hui un absolu qu’on ne peut tout simplement pas interroger. Il a été récemment question au parlement d’élargir la légitime défense à la propriété privée, je trouve ça complètement délirant. »
Hemo est aussi l’auteur d’installations urbaines éphémères composées à partir d’objets de recyclage. Il a par exemple à plusieurs reprises installé de vieilles télévisions sur des bornes électriques en plein centre-ville, rue Saint-Gilles ou dans le piétonnier Saint-Paul. Attaché à chacune de ces télévision par une corde pendait un marteau, complété d’un pictogramme montrant le geste d’éclater la télé. Un texte au ton ironique sur les bienfaits du système médiatique était collé sur l’écran. Posté aux environs pour observer la réaction des passants, notre activiste a dû constater que, durant le temps qu’il est resté, personne n’a osé se saisir du marteau et encore moins l’utiliser pour briser la télévision. Par contre, se console-t-il, environ un cinquième des gens s’arrêtaient pour regarder, étaient manifestement surpris. Plus récemment, il a installé, encore sur des bornes électriques, des aquariums, dans lesquels nageaient quelques poissons — vivants — au milieu d’un décor post-nucléaire. Cette fois-ci, les réactions étaient plus audacieuses et Hemo a trouvé des interactions avec son public, même si ce n’était pas nécessairement celles qu’il attendait. Une famille a emporté les poissons dans un sachet ; une autre fois, des gens ont pris au fond de l’eau les petits barils toxiques qui constituaient le décor de ces scènes apocalyptiques. Ces installations, qui lui ont souvent demandé une longue mise en oeuvre, ne restent toutefois que très peu de temps dans l’espace public : quelques heures, quelques jours au plus.
Pour quelle raison Hemo déploie-t-il toute cette énergie ? Sa principale motivation semble se trouver non seulement dans l’envie de « faire quelque chose qui est beau ou a du sens » mais aussi dans sa volonté affirmée de se « ré-approprier l’espace public ». « Aujourd’hui, explique-t-il, la ville appartient à ceux qui ont de l’argent et à l’Etat. » « Les seuls qui ont le droit d’investir symboliquement l’espace urbain sont ceux qui ont du pouvoir », poursuit-il alors que, comme pour confirmer ses propos, passe devant-nous pour la troisième fois, crachant les remugles de son diesel fatigué, un bus peint en bleu et tournant en rond, estampillé du sigle d’un parti politique bien connu. Alors que bat son plein une campagne électorale qui ne relève à ses yeux que du phénomène spectaculaire, Hemo détaille : « tout le monde devrait pouvoir s’exprimer. Un mur, pour moi, c’est d’abord un espace d’expression, de communication. D’ailleurs, la ville serait beaucoup plus belle, beaucoup plus vivante ; on ne s’ennuierait jamais en attendant son bus. Et puis une société qui proscrirait strictement tous comportements déviants serait invivable ; on y deviendrait fou ». Et que répond-il à ceux qui se sentent agressés par ses intrusions sauvages dans l’espace public ? « On vit en société, chacun doit accepter la présence des autres. Moi, je déteste voir l’espace public monopolisé par les voitures, je ne supporte pas de respirer leurs gaz d’échappement. Pourtant je dois bien m’en accommoder. De toute façon, ceux qui trouvent que les tags sont trop envahissants devraient peut-être commencer par critiquer la publicité, qui l’est bien plus. »
Jaba, notre second interlocuteur, est une personnalité marquante de la scène artistique liégeoise. Il bénéficie d’une reconnaissance très importante dans le milieu du tag liégeois, mais aussi très largement au-delà. Il a beaucoup voyagé, peint sur tous les continents. Âgé d’une trentaine d’années, il peint depuis quinze ans mais s’est aujourd’hui rangé des voitures, notamment pour mener à bien des projets professionnels et parce qu’« il y a un temps pour tout ». Ses oeuvres, dépeignant un univers mêlant figures oniriques très colorées et éléments de décors post-industriels, témoignent d’une maîtrise impressionnante de son art. C’est d’ailleurs aux Chiroux que nous le rencontrons. Il a été invité, avec d’autres tagueurs, à peindre une fresque sur un énorme panneau prévu à cette intention. Alors que des concerts ont lieu à quelques dizaines de mètres de là, il peaufine son lettrage, dessinant de longues courbes d’une main sûre.
Quel regard porte-t-il sur le mouvement du tag ? « Le tag et le graffiti, dit-il, c’est le mouvement artistique le plus massif et le plus important qui a jamais existé. Et c’est celui qui est le moins reconnu. En fait, je crois qu’il ne sera jamais reconnu. Ou alors seulement quand il n’existera plus. Mais ce n’est pas demain la veille que ça arrivera : j’en vois pas encore la fin, pas du tout. Quand le mouvement s’éteint quelque part, il renaît ailleurs. Aux Etats-Unis, on l’a plus ou moins éradiqué... il a explosé en Europe. Aujourd’hui, il est très très fort en Amérique du Sud ou en Europe de l’Est. » La répression n’y changera rien : « En Finlande, dans les années ’90, des caméras ont été installées partout, le tag a été super-réprimé. La seule conséquences, c’est que les graffeurs sont devenus beaucoup plus futés. Plus la répression est forte, plus les bombeurs sont malins, ça ne change rien. » Au contraire, la répression constitue à ses yeux une sorte de garantie contre la récupération du mouvement. MTV peut essayer de récupérer le truc, mais ça ne marchera pas, « ils ne sont pas prêts à prendre suffisamment de risques pour ça ». « Tant que c’est illégal, seuls viennent ceux qui ont vraiment envie de le faire, qui sont prêts à prendre des risques. En fait la valeur du graffiti en dépend. S’il n’y avait plus que du légal, le mouvement dépérirait. » Le tag manifeste aussi, selon lui, le dynamisme culturel général d’un lieu : « si tu vas dans une ville et que tu ne vois aucun tag, tu peux être sûr que l’endroit est complètement mort ».
Comment situe-t-il ce mouvement par rapport à d’autres ? « Le tag, c’est le petit enfant du Pop’ art ; mais ce n’est pas ça qui est important. Le tag, c’est très très loin des concepts pseudo-intellectuels. Tout ce qui compte, c’est que quand je fais un graff, les gamins dans la rue disent ’c’est beau’. Ils n’ont pas été conditionnés, formattés, et leur réaction spontanée, c’est de trouver ça beau. C’est tout ce qui compte pour moi. »
Pour lui, le tag n’est pas nécessairement politique. Il s’agit d’une « réponse naturelle » donnée à la laideur des lieux et à la violence sociale. « Si tout était cool, on ferait autre chose. C’est parce que tu ne te retrouves pas dans la société que tu cherches asile dans un microcosme ». « Dans des villes super-belles, dit-il, ça ne sert à rien de taguer. Le graff n’a pas sa place partout. C’est une forme d’expression qui colle à la société occidentale. » Le tag, c’est d’abord un signe de reconnaissance. « Quand je vais dans une ville, je suis très attentif, je regarde qui a du style. Il faut être dedans pour comprendre. » C’est pour ça que le tag en temps que signature est la base, par laquelle tout tagueur doit passer pour espérer recevoir l’estime de ses pairs. « Le graffiti ne peut être jugé que par les gens qui le font. Il y a des très bons graffeurs qui ne seront jamais respectés parce qu’ils n’ont jamais peint dans la rue ». C’est aussi pour cette raison, pense Jaba, que le tag irrite tellement les non-initiés : « Quand ils voient des tags, ils comprennent qu’ils comprennent pas. C’est normal que ça les énerve. »
Notre troisième et dernier interlocuteur est aussi le plus jeune. Il hésite sur le pseudonyme sous lequel il souhaite se présenter. Ce sera Roky3. Comment a-t-il commencé ? Par admiration pour le peintre Jean-Michel Basquiat, dit-il, « un type qui me touche profondément ». Assez rapidement, suite à quelques rencontres, il commence à taguer massivement. « Il fallait qu’on ravage tout ». Certaines semaines, il sort tous les soirs et chaque soir il vide cinq bombes de peinture. Il se rend responsable de dégradations importantes, comprend qu’il risque gros. Malgré tout, il continue ; « on ne peut pas s’en passer » ; l’adrénaline est la plus forte. Il dit pourtant s’être remis en question, commence à choisir les lieux où « ça ne gênera pas », ce qui l’amène notamment à peindre sur le sol, qui lui semble un bon moyen de rendre ses productions visibles au plus grand nombre tout en évitant d’être trop agressif. Roky3 est l’auteur d’ombres blanches (ou parfois d’autres couleurs) peintes à même la chaussée, que tout observateur attentif aura remarqué dans de nombreux endroits du centre-ville de Liège. C’est l’occasion pour lui de développer un discours construit sur ce qui s’affirme alors avec plus de netteté comme une pratique à vocation artistique.
Cette évolution traduit aussi une volonté d’être moins hermétique. Là où le tag est et se veut impénétrable au profane, ces ombres qui étalent leur longues silhouette sur le bitume constituent incontestablement une forme d’expression graphique beaucoup plus accessible au grand public. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de remarquer que, produites dans d’autres circonstances, des interventions de ce type trouveraient sans mal une place dans le cadre de manifestations culturelles officielles, soutenues par les pouvoirs publics. On peut penser que se manifeste là comme une aporie du discours répressif, qui amalgame sans vergogne des pratiques très diverses. Autre exemple de ce type d’intervention, au cours du dernier été, Roky3 a peint en rose vif un pied de la passerelle, grimpant dans sa structure métallique en pleine nuit, restant suspendu par les pieds au-dessus des flots du fleuve le temps de badigeonner de latex l’énorme structure de pierre. Pourquoi ? Simplement « pour mettre une touche de couleur dans la ville, pour faire sourire les passants, pour créer de l’inattendu. » Cette insolente tache rose a finalement été nettoyée à la veille des fêtes du quinze août, moyennant le déploiement de gros moyens par les services de police. Il est donc prêt à prendre des risques très conséquents pour le plaisir qu’il trouve dans ces gestes anonymes ? « Oui, je suis déjà monté de nuit sur des échafaudage scabreux, à vingt mètres du sol, suspendu par une main au dessus du vide et peignant de l’autre » ; l’adrénaline, toujours.
A-t-il déjà peint hors de Liège ? « Oui, ça m’est arrivé, mais c’est à Liège que ça m’intéresse de peindre. Si je peins, c’est parce que la ville me plaît, que j’ai une histoire d’amour avec elle. Liège, c’est une ville très agressive, hyper chaleureuse et très grise, une ville où en prend plein la gueule. Les contradictions sont énormes, les murs gris et les tox’, et puis la convivialité ». Ses couleurs vives sur ces murs trop gris sont une façon d’embellir la ville, selon lui, mais aussi d’exprimer la violence qu’il ressent, « une façon de vomir ». Est-ce du vandalisme ? Comprend-il les réactions négatives d’une bonne part de la population ? « Non, la seule chose qui est nuisible, c’est ce qui attaque les personnes dans leur être. Le matériel, on s’en branle. La société disjoncte complètement ; elle laisse faire des comportements qui détruisent les personnes, mais nous tape dessus ! »
Comment appréhende-t-il le renforcement des mesures répressives (dont il n’était d’ailleurs pas au courant avant notre entretien) ? Il critique les pouvoirs publics qui mettent tout le monde dans le même sac et sont, à son sens, incapables de faire la part des choses entre dégradation et expression. Il critique aussi certaines façons de faire qui ne lui semblent plus acceptables, notamment celles d’un tagueur connu dans le milieu liégeois, qui n’hésite pas à s’en prendre à l’acide aux vitres des trains ou aux vitrines des magasins : « Ça coûtera mille ou deux mille euros pour remplacer cette vitrine. Et derrière, il y a quoi ? Un boulanger. Un petit commerçant. C’est dégueulasse. » Il défend cependant sa chapelle et le droit de chacun à « suivre son trip » : « La SNCB ne devrait pas nettoyer ses trains. Peindre un train, dit-il, ça ne se fait pas comme ça. C’est des trucs qui en valent la peine. » « Il y a un message », conclut-t-il.
Ce texte a aussi été publié sur Indymédia Liège.
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