Chacun l’a appris à l’école : la fonction commerciale a toujours été déterminante dans la fabrication de la ville. L’échange commercial a été facteur de sédimentation de l’habitat aux temps primitifs. Dans l’Athènes pré-classique, l’agora voit se chevaucher la fonction commerciale et la fonction politique. De même, dans la ville médiévale, enserrée dans ses fortifications, la place du marché est souvent la principale sinon la seule place publique. Suscitant brassage et rencontres, le commerce a contribué à l’émergence de la vie publique.
Depuis quelques décennies, la machine s’est manifestement enrayée : les nouveaux développements commerciaux ont été s’installer à proximité des noeuds autoroutiers. Et le centre commercial apparaît comme le fer de lance, avec la démocratisation de la voiture individuelle et le rêve d’une vie « à la campagne », d’une urbanisation massive, éclatée et extensive. Entre des services publics infinançables en raison de la trop faible densité, la dépendance généralisée à la voiture individuelle, des coûts très importants de raccordement aux réseaux collectifs et d’entretien de ceux-ci, une réduction constante de la surface agricole dont il est plus que temps de s’inquiéter, les raisons de tirer le signal d’alarme ne manquent pas.
Heureusement, le constat de ce désastre fait aujourd’hui de plus en plus largement consensus. Quelques décennies trop tard, sans doute, mais les mentalités évoluent. En Wallonie, les « Lignes de force » récemment présentées par le ministre de l’aménagement du territoire, M. Philippe Henry, témoignent de ce tournant théorique, qu’il va maintenant falloir traduire — vaste programme — sur le plan réglementaire et légal et dans les pratiques des administrations et autres intercommunales de développement économique.
C’est au nom de ces bonnes résolutions que divers responsables politiques — et M. Henry au premier rang d’entre eux — défendent aujourd’hui l’implantation de centres commerciaux dans les centres urbains. Sa récente décision d’autoriser la construction de l’un d’entre eux au coeur de Verviers est fondée sur cette conviction — que nous partageons — selon laquelle le commerce doit revenir en ville. D’autres projets récents — la « Médiacité » de Liège, « L’esplanade » de Louvain-la-Neuve — participent du même mouvement et invoquent le même type d’arguments.
Nous pensons pourtant que construire des centres commerciaux en ville est une erreur.
La situation actuelle est en effet celle d’un vide juridique. Profitant du relâchement réglementaire qu’a ouvert la « directive Bolkestein », les promoteurs et les grandes enseignes se précipitent pour occuper le terrain. L’enjeu, à leurs yeux, est moins, dans un contexte de saturation commerciale avéré dans de nombreuses sous-régions wallonnes, de développer de nouvelles activités que de prendre des parts d’un marché qui grandit peu. Ce qui implique que l’argument de la création d’emplois, systématiquement avancé par les promoteurs, doit souvent être sérieusement relativisé par les inévitables pertes d’emploi que généreront la fermeture d’autres enseignes. Ce qui implique aussi que le commerce indépendant — ce qu’il en reste — a du souci à se faire. Dans ce contexte, un moratoire nous semble souhaitable tant qu’une nouvelle réglementation n’aura pas été adoptée.
Mais surtout, l’importation en milieu urbain dense — a fortiori dans un centre historique — de la forme du centre commercial est selon nous inopportune : milliers de places de parking en sous-sol suscitant un charroi inadapté au réseau viaire, architecture tapageuse et médiocre, privatisation de vastes pans de l’espace public interrompant des cheminements existants, monofonctionnalité radicale,... Ce sont chaque fois les mêmes recettes. Et chaque fois les mêmes conséquences : une interaction très faible avec les quartiers environnants ; des infrastructures prévues pour durer quelques dizaines d’années, le temps de leur rentabilisation, et qui deviendront ensuite des chancres et seront laissées à l’abandon ; et souvent la mort, dans le silence, de commerces de quartier. Ce scénario n’a pourtant rien d’inéluctable ; les voies permettant d’imaginer des alternatives et de fabriquer à nouveau de l’urbanité avec le commerce sont connues : mixité fonctionnelle, création de nouveaux espaces publics, relation directe entre ceux-ci et les espaces de vente, possibilité d’accession à la propriété pour les commerçants et habitants, ouverture d’espaces réels à la créativité architecturale.
Qu’un ministre de l’aménagement du territoire se préoccupe de mettre un terme à la prolifération péri-urbaine, on doit le saluer et souligner la rupture que cela constitue. Mais s’il ne veut pas faire pis que bien, le retour du commerce à la ville ne peut se concevoir sans une réflexion plus large sur les moyens de cette reconquête. À cet égard, l’exemple verviétois risque à nos yeux d’être un contre-exemple. Nous voulons croire qu’il n’est pas trop tard pour faire marche arrière.
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