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La précarité comme subjectivité partagée

Article paru dans Les Cahiers de l’éducation permanente, publication de « Présence et action culturelles » (PAC).

La généralisation du thème de la « précarité » dans les débats politiques ne va sans s’accompagner de certaines approximations et sans engendrer certains malentendus. Ainsi, il importe de comprendre que la précarité n’est pas nécessairement l’antichambre de la pauvreté, ni son euphémisme. La précarité est une condition très largement partagée et définie de manière subjective.

La pauvreté est un concept principalement monétaire. Est pauvre celle ou celui qui dispose d’un revenu insuffisant à lui permettre de vivre décemment. D’où la définition d’un seuil de pauvreté, contestable sans doute dans sa construction, mais chiffré, manipulable, objectif.

La précarité est quant à elle un concept plus diffus. Est précaire celle ou celui qui éprouve l’incertitude de son avenir avec suffisamment de violence que pour que cela devienne souffrance et mette en cause la réalisation de projets de vie fondamentaux. Si la pauvreté implique, à des degrés divers, la précarité, l’inverse n’est pas vrai. Par exemple, un enseignant ou une intérimaire ou un pigiste ou une chercheuse universitaire enchaînant les contrats de courte durée pourront le cas échéant avoir des revenus nettement supérieurs au seuil de pauvreté tout en se trouvant incapables de sortir de l’horizon du court terme. La précarité empêche d’investir dans un logement, de fonder une famille, de se projeter tout simplement dans un avenir à moyen terme, toutes choses dont les conséquences sont profondes et affectent psychiquement les personnes qui les vivent. De ce point de vue, la précarité ne se limite pas à la sphère du travail, mais concerne la vie tout entière, elle relève du domaine de la biopolitique.

La précarité est un état d’insécurité sociale, qui se définit de manière subjective, selon un contexte et selon un vécu. Deux personnes se trouvant dans une situation sociale similaire pourront en ressentir la précarité de façon différente en fonction du capital symbolique, du réseau social, de l’expérience dont elles disposent par ailleurs. Il n’existe donc pas de « seuil de précarité ».

Cette volatilité conceptuelle explique les difficultés à quantifier le phénomène : il existe peu de données statistiques sur la précarité et ces données sont généralement basées sur des indicateurs (taux d’emploi, revenus) qui ne rendent que très imparfaitement compte de la complexité des situations de précarité.

On peut toutefois approcher le phénomène en observant la dégradation du marché du travail, qui se caractérise, sous-traitance aidant, par la diminution de la taille des unités de production (culminant dans le statut d’indépendant), par la multiplication des contrats temporaires — intérim, contrats à durée déterminée,... —, des sous-statuts et des emplois relevant de la sphère informelle.

La précarité s’inscrit aussi dans une évolution plus profonde des modes de production, un abandon progressif de l’organisation fordiste du travail au profit d’un mode de production que l’on qualifiera de post-fordiste. Cette mutation du capitalisme se caractérise notamment par la rupture avec le temps et le lieu du travail tels que définis jusqu’alors : dans le post-fordisme, le lieu de travail se délite peu à peu, impliquant la perte du lieu de la conflictualité et donc celle d’un espace public. Il en va de même pour le temps de travail qui, petit à petit, cesse d’être balisé par des horaires fixes. Dans le nouveau régime, le temps du travail et le temps du loisir, strictement séparés depuis le temps de l’industrialisation, s’entremêlent au point de ne parfois plus faire qu’un : les périodes de latence de l’intermittence font pénétrer le temps du loisir au coeur de la journée tandis que l’exigence toujours croissante d’employabilité qui incombe au travailleur fait de lui le permanent entrepreneur de lui-même et colonise tous les temps de la vie. Cette condition se traduit notamment par l’obsolescence de certains aspects du régime social dans lequel nous vivons, lequel postule notamment l’incompatibilité entre les statuts sociaux de travailleur, de chômeur ou d’étudiant, alors que la condition de bons nombre de précaires est régulièrement faite d’une intrication des activité de travail, de chômage et d’étude.

À ces différents égards, la précarité est aussi et d’abord un phénomène d’atomisation des individus, de leur relégation dans des situations apparemment trop singulières que pour permettre la constitution de rapports de force producteurs de nouveaux droits ou simplement celle de solidarités concrètes. Cette atomisation s’inscrit dans un cercle vicieux qui voit le recul des organisations de masse entraîner celui de la solidarité et donc l’aggravation de la précarité, qui fragilise à son tour les organisations collectives.

Dans ce contexte particulièrement difficile, la notion de « précariat » apparaît comme une tentative de récréer un sens commun, voire un front de lutte autour de l’expérience largement partagée de la précarité. Cette formalisation de l’idée d’un « précariat » ne va cependant pas sans difficultés dans la mesure où les limites du champ considéré sont mal définies et où, surtout, l’ambition de ce concept est démesurée dès lors qu’elle prétend subsumer une hétérogénéité perçue jusqu’alors comme radicale. Ce terme de « précariat » résonne d’ailleurs plus comme un slogan (fécondément ?) provocateur qu’il ne rend compte d’une description sociologique rigoureuse de la réalité.

Pourtant, à l’heure où, hors de certaines situations limites (celle des sans-papiers par exemple), l’idée d’une lutte impliquant un prolétariat ne semble plus guère faire prise sur les réalités quotidiennes en Occident, à l’heure où la condition salariale s’émiette dans la multiplicité des statuts et des situations singulières, ce « précariat » permet peut-être de faire renaître le sentiment d’un destin historique partagé parmi les membres de la classe populaire, c’est-à-dire une conscience de classe. Il constitue à cet égard un enjeu focal pour la reconstruction d’une gauche soucieuse de son ambition émancipatrice.